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mardi 27 octobre 2015

La Nuit

Cette nouvelle a été totalement inspirée par cette vidéo superbe réalisée par Pierre Niney et du coup cette  nouvelle a un peu plus d'un an.

Elle était fatiguée, elle avait mal aux pieds, au dos, et elle apprécierait bien de rejoindre la quiétude de son appartement parisien tout de suite. Il était 22 heures, c’était l’été et le café Le Phénix était encore ouvert. Au travail elle était plutôt solitaire, elle n’aimait pas spécialement ses collègues, ils n’avaient pas la même passion, les mêmes intérêts qu’elle. Elle n’attirait donc généralement pas la sympathie auprès des autres employés, un peu hautaine et distante. Mais les clients l’appréciaient en général, elle savait toujours se montrer calme et souriante même lorsqu’ils étaient impolis, bruyants, indécents ou simplement impatients.
Cela faisait maintenant 2 ans qu’elle travaillait dans ce café huppé de l’Avenue Georges  V. Elle avait postulé dans ce café pour quitter le cadre trop strict et fermé des restaurants et hôtels trop étoilés. Elle aimait travailler dans la haute restauration mais elle favorisait les lieux ouverts et plus accessibles à une population qui n’était pas spécialement extrêmement riche et venant d’un milieu trop select. En travaillant au Phénix elle avait en plus un regard direct sur la rue, sur les gens qui se promenaient, flânaient, traversaient, attendaient un ami, un amant, un rendez-vous…
Sandra était une des rares employées qui choisissaient systématiquement les horaires de soirée. Elle aimait la population nocturne, observer Paris qui passait doucement entre chien et loup. Ce jeudi elle avait bien travaillé et elle avait même gagné un bon pourboire de la part d’anglais très agréables. Dans plus d’une heure le café allait fermer, il allait falloir nettoyer les tables, entasser les chaises où s’était assis des dizaines de postérieurs différents et ranger les verres et couverts qui accompagnaient tant de personnes chaque journée. C’était Sandra en général qui fermait le café. Elle aimait être la dernière, quand la rue était encore calme, encore peu occupée par les parisiens de sortie. Alors, elle passait faire un dernier tour dans le café, elle passait derrière le bar, effleurait le comptoir, tournait doucement dans la salle faisant résonner ses talons, regardait cet amas de tables qui regroupaient des amis, des amants, des collègues, des partenaires, des familles, chaque jour, chaque soirée… Puis, une fois qu’elle avait fait son dernier tour, elle éteignait la lumière, et elle quittait le café.
Sa vie semblait très rythmée par un rituel précis, ne laissant peu de place au hasard et à l’inconnu. Seulement, ce n’était pas de cette façon que Sandra vivait. Elle avait c’est vrai des habitudes récurrentes, mais la beauté de travailler dans un café et de vivre la nuit faisait de chaque lendemain une surprise. Certains soirs elle faisait de belles rencontres, et après le travail elle retrouvait un groupe d’amis qui l’avait invité danser en toute convivialité. D’autres elle assistait à des scènes poignantes, des demandes en mariage, des ruptures, des annonces d’heureux évènements ou des retrouvailles, ces moments changeaient sa vie le temps d’un instant, le temps d’une nuit. Il arrivait aussi des soirées qui ne se passait pas très bien, malgré sa bonne volonté et son professionnalisme, elle finissait parfois à pleurer dans les vestiaires du Phénix suite à des comportements honteux de clients détestables, ou alors elle avait plus de mal à supporter la douleur des 6-7 heures de travail effrénés et elle craquait en rentrant seule chez elle.
Mais cette nuit-là elle avait demandé à partir avant la fermeture, elle voulait vivre la clôture de Paris et comme quelques fois par mois simplement travailler comme une employée lambda qui part avant la fermeture. De temps à autres elle s’octroyait un petit plaisir. Elle voulait assister à ce ballet de magasins touristiques, de café, de restaurants, de boutiques qui un à un s’endormaient, prêts à reprendre vie dès l’aube. Il était déjà 22h30, elle s’était changée, et ne ressemblait plus à une serveuse élégante mais à une femme gracieuse et chic qui se fondait dans la clientèle fortunée qu’elle servait. Sandra était une femme à talons. Même après 6 heures de travail à piétiner, elle continuait à porter ses stilettos rouges, bleus, jaunes... Elle ne se sentait pas elle sans ses chaussures, son sac à bandoulière Chanel qu’elle portait toujours sur une épaule et une tenue élégante. Comme comble de son confort, elle arborait parfois une de ses robes souple et épousant ses formes. Elle ne cherchait pas à séduire, elle n’avait pas la prétention d’émouvoir les foules, mais elle avait toujours cherché à être belle, à se sentir belle. Dans le milieu dans lequel elle travaillait il est essentiel de savoir se mettre en valeur élégamment, sans en faire trop, rester dans la sobriété classique mais nourrir l’attirance. La restauration de luxe est un domaine très élitiste et Sandra avait du travailler dur pour en arriver là, seule mais qualifiée. Sa préférence pour la nuit l’avait amenée à servir dans des endroits luxueux qui la recherchaient pour son professionnalisme sans faille. Elle avait servit des grandes tables pendant des dîners de célébrités, des galas et jamais elle n’avait exprimé une seule plainte face aux nombres de convives, à la durée des évènements trainant jusque tard dans la nuit ou à la pression à laquelle elle devait faire face ces nuits où les clients attendaient un service des plus irréprochable. Ce n’est pas qu’elle ne fatiguait pas, au contraire, elle se donnait totalement dans son travail et en ressortait régulièrement épuisée, les pieds écorchés et les poignets douloureux. Mais elle aimait ce qu’elle faisait, elle aimait cette sensation d’être indispensable, de travailler pour toutes ces personnes riches, pour la plupart méritantes et érudites. Elle n’était pas qu’une serveuse avec de hautes qualifications, non. Elle était plus que ça et parfois, durant son service il lui arrivait qu’un convive lui prête attention et entame une discussion avec elle. Dans ces moments là, elle savait que la nuit allait être douce et étoilée. On ne la rangeait plus dans la case des employés lambda et on la jugeait assez digne de finesse pour entamer une réflexion sur l’auteur présenté lors du vernissage de la soirée par exemple. C’est pour ces moments furtifs, éphémères, qu’elle aimait travailler dans la restauration de luxe. Et c’est aussi pour cela qu’elle aimait travailler de nuit, car même dans un salon lumineux, la nuit nous change et nous fait baisser les armes, nous ouvre un peu plus aux autres, d’une façon différente qu’en plein jour.
Cette nuit-là Sandra claquait ses talons sur le pavé de l’Avenue George V et se sentait libre. Elle avait décidé de rentrer chez elle à pieds mais avant cela, il fallait qu’elle descende les Champs. C’était un de ses moments préférés de la nuit. Elle marchait le long de la rue, une Sobranie noire allumée à la main, et elle regardait les boutiques fermer, les employés en train de finir le nettoyage, les touristes découvrant Paris la nuit et les jeunes déjà en chemin pour un rendez-vous chez des amis. Elle remarquait aussi les gens un peu comme elle, ceux qui se promenaient pour s’imprégner de Paris, sans direction particulière, les yeux comme appareil photo et leurs oreilles comme guide. Sandra sourit doucement. Définitivement elle appréciait cette aura nocturne, de silence et de bruits qui se coordonnent doucement. La nuit, qui clôture la journée de ces personnes et qui est le début d’autres dans cette capitale majestueuse. Elle était d’une nature solitaire et appréciait d’autant plus la nuit qu’elle n’avait besoin de personne pour profiter de moments si simple. Elle était toujours persuadée que si elle vivait avec quelqu’un, si elle devait partager ses promenades nocturnes avec une personne, le charme serait rompu. Le pas de l’autre briserait le rythme de ses talons résonnant dans la ville, la présence de l’autre gênerait sa liberté d’observation et plus que tout, la parole de l’autre gâcherait le mystère du silence de la nuit. C’était inconcevable qu’une personne l’accompagne. Elle était d’une nature très sociable et ouverte aux autres, mais seulement dans un cadre particulier, dans l’espace public. La nuit était sa protection à sa solitude. Cependant… Il lui arrivait d’espérer, qu’après sa marche solitaire, une présence humaine l’attendrait chez elle…
Il arrivait qu’elle se fasse interpeler par quelques badauds intrigués par la présence de cette jeune femme si élégamment vêtue. Ils manifestaient leur curiosité la voyant en chemin vers quelques destinations inconnues, parfois polis, parfois gênants, mais rien de grave n’arrivait jamais. Sandra était douce mais ferme et la nuit rien ne pouvait lui arriver, elle était sous la protection du sommeil du Saint Astre. Alors elle passait sa route, souriait poliment ou ignorait l’incongru personnage et continuait de son pas toujours assuré.
Source
Elle était enfin arrivée Place de la Concorde, place d’un de ses anciens et plus prestigieux contrat au restaurant Les Ambassadeurs de l’hôtel Crillon. Il ne lui restait plus qu’une vingtaine de minutes à pied pour rejoindre son appartement, Quai Malaquais. Elle aimait pour le rejoindre traverser la scène par le Pont du Carrousel. Il était large et face au Pont des Arts, majestueux et digne dominant le pont des amoureux d’un jour ou d’une vie.
Chaque nuit c’était la même chose, elle allumait une dernière cigarette à l’entrée du pont et elle marchait lentement, doucement, silencieusement, laissant les volutes de fumée s’unir avec le velours noir de la voie lactée. Elle s’arrêtait vers le milieu et se penchait pour regarder le Pont des Arts. Puis, elle fermait les yeux, portait la cigarette noire à sa bouche et inspirait doucement. Elle écoutait le ballet pressé des rares voitures sur le pont, les quelques pas des inconnus joyeux, inquiets, le murmure de leurs paroles confessées à la nuit et la Seine clapoter… Elle levait ensuite la tête vers les étoiles, et tout en expirant ouvrait les yeux. La fumée la faisait parfois pleurer et elle laissait ses larmes couler face au ciel nocturne. Elle aimait sentir rouler sur ses joues ses petites perles humides brouillant sa vision et faisant miroiter les lumières de Paris endormie. Il était temps de rentrer chez elle. Sandra n’avait pas besoin d’y passer des heures pour profiter de l’obscurité éphémère, tout tenait dans l’instant où elle y captait sa magie, sa singularité. Maintenant, elle pouvait dormir sereine et accompagner la ville dans son repos journalier.
Elle entra dans l'ascenseur, et les portes se refermèrent sur Paris assoupie.


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